Extrait - La formation du citoyen au service des choix technologiques de bien commun

Ce texte est l'introduction d'un chapitre paru dans l'ouvrage collectif Réveiller la démocratie (2022). Il met en avant l'importance de la formation du citoyen comme un pilier majeur dans l'appréhension des technologies et de la maîtrise des externalités négatives. Ce chapitre revient sur certaines initiatives passées et propose également de nouvelles pistes pour améliorer l'accès et l'apprentissage des savoirs techniques relatifs au numérique.


En 1966, le biologiste américain Barry Commoner dressait la liste des dégâts issus des innovations technologiques de son époque, parmi lesquels les essais nucléaires réalisés pendant les années 50, l’usage des pesticides ou des hydrocarbures dans l’industrie. Paru quelques années après le Printemps silencieux[1] de Rachel Carson, son ouvrage Quelle Terre laisserons-nous à nos enfants ?[2] défendait que les citoyens ont non seulement la capacité mais aussi le devoir de juger de l’utilisation sociale des techniques, et qu’ainsi « la science en tant que système d'enquête objective, et donc sa capacité à guider en toute sécurité la vie de l'homme sur terre, [est] déterminé par l'intention sociale »[3].

Un demi-siècle plus tard, alors que d’autres procédés techniques inquiètent, tels que la géoingénierie climatique, les recherches en intelligence artificielle ou encore le génie génétique, les citoyens restent exclus des débats qui conditionnent pourtant leur mode de vie et l’avenir de la société. Le numérique fait en cela partie des domaines qui se sont développés rapidement et sans aucun recul sur les conséquences et risques sociaux, politiques, économiques et environnementaux que peuvent faire porter ces technologies. En cinquante ans, l’informatique s’est imposée comme le moteur d’une modernisation à marche forcée. La « transformation numérique », terme incantatoire qui a peu à peu remplacé celui de « modernisation », est devenue le fer de lance des politiques économiques des pays européens dès les années 1980-1990 avec le développement de la « société de l’information »[4]. Cette généralisation des usages numériques dans la vie sociale, économique et politique, si caractéristique aujourd’hui de notre mode de vie, s’est accompagnée de l’apparition d’externalités négatives. De nombreux chercheurs, à la fois témoins et acteurs, ont étudié ces effets sur la société, tels que la génération de « bulles de filtres » ou chambres d’écho modifiant l’appréhension et le traitement de l’information[5]; les conséquences de la surcharge cognitive générée par les usages numériques sur la santé mentale[6]; l’effet des médias sociaux sur la vie politique et sur les publics sensibles comme les enfants et les adolescents[7]; la détérioration des conditions de travail par le retour des travailleurs à la tâche sur les plateformes en ligne[8]; les conséquences de l’automatisation des démarches en ligne sur la déshumanisation des services publics[9]; la charge environnementale de la matérialité du numérique[10] ou encore les enjeux géopolitiques liés à la mise en dépendance par de puissantes multinationales [11]… Mais si les effets de la généralisation des technologies numériques sur la société commencent à être connus, le citoyen reste éloigné du monde de la recherche et n’est pas non plus inclus par le politique dans les débats qui accompagnent des choix technologiques majeurs. Enfin, il est également peu enclin à s’en emparer tant le sujet technique, dans ce qu’il peut avoir de complexe, effraie autant qu’il constitue souvent un « repoussoir » pour les non-spécialistes. Les choix technologiques sont alors laissés à la seule appréciation des professionnels et décideurs publics ou privés.

Face aux enjeux majeurs qui accompagnent le développement du numérique et ses conséquences immédiates sur la société, l’appréciation du citoyen apparaît pourtant nécessaire dans les processus accompagnant les choix technologiques. Or, des initiatives équivalentes à celle de la Convention Citoyenne pour le Climat[12] ou le recours au référendum appliqué aux choix technologiques n’est possible que dans un contexte où le peuple est en capacité de s’approprier les termes du débat d’idée. Si une information médiatique de qualité et des espaces de délibération citoyenne peuvent aider à appréhender des sujets complexes, rien ne peut remplacer une connaissance initiale des enjeux techniques. Pour cela, l’appréhension de l’objet numérique par le citoyen implique en premier lieu l’enseignement des plus jeunes mais aussi la « mise à niveau » des adultes sur leurs connaissances des enjeux et risques relatifs à la vie numérique. Il appartient ainsi à la force publique de garantir un cadre de formation des citoyens en phase avec les grands enjeux de notre époque, et d’assurer dans ce sens la transmission des bases de connaissances nécessaires à l’appréhension du choix technologique, de ses avantages comme de ses risques.


[1] Carson, Rachel. Silent spring, Houghton Mifflin, 1962.

[2] Commoner, Barry. Science and Survival. New York : Viking, 1966.

[3] ibid, p.129.

[4] Le développement européen de la société de l’information a notamment été marqué par les discussions autour du livre blanc « Croissance, compétitivité, emploi. Les défis et les pistes pour entrer dans le 21ème siècle » (Delors, 1993) et le « Rapport sur l' europe et la société de l' information planétaire » (Bangemann, 1994) qui ont notamment conduit débats à la libéralisation des télécommunications à l’ère des « autoroutes de l’information ».

[5] Pariser, Eli. The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You, Penguin Press, mai 2011.

[6] Yanita Andonova. « Éloge de l’indisponibilité numérique au travail ». Les Enjeux de l'information et de la communication, Gresec UGA, 2016, n°17/3A, pp.37-48. ⟨hal-03126437⟩.

[7] Leticia Ribeiro De Carvalho et Saima Nasratullah. L’utilisation des réseaux sociaux (Snapchat, WhatsApp et Instagram) et le cyberbullying, Mémoire de bachelor : Haute école pédagogique du canton de Vaud, 2017

[8] Antonio Casilli. En attendant les robots - Enquête sur le travail du clic. Edition Seuil, 2019.

[9] Valérie Broussard. Au nom de la norme. Les dispositifs de gestion entre normes organisationnelles et normes professionnelles. L'Harmattan, 2005.

[10] Guillaume Pitron. L'enfer numérique: voyage au bout d'un like, Éditions Les liens qui Libèrent, 2021.

[11] Pour comprendre les enjeux de la dépendance aux acteurs américains du numérique, lire : Quand le décideur européen joue le jeu des Big techs…, Institut Rousseau, 8 juin 2021; Les États-Unis, les Big techs et le reste du monde…, Institut Rousseau, 22 juin 2021; Indépendance numérique : que nous apprend la Chine ?, Institut Rousseau, 30 novembre 2021;

[12] La Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) a été créée en octobre 2019 suite au Grand débat national. Composée d’une assemblée de 150 citoyens français tirés au sort, la CCC est un exemple démocratique précieux de processus d’échange et de débat incluant des spécialistes, des acteurs de terrain au collectif citoyen. Cette convention a donné lieu à 149 propositions destinées à réduire les émissions de gaz à effet de serre d'au moins 40 % d'ici 2030.

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