Instrumentaliser l'interdépendance - Les Annales des Mines

Dans la revue Les Annales des Mines - Enjeux numériques de septembre 2023, l'article "Notre vie numérique dépend-elle des câbles sous-marins ?" aborde un troisième partie un concept, l'intrumentalisation de l'interdépendance. Extrait.

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L’instrumentalisation de l’interdépendance : un phénomène multidimensionnel

L’instrumentalisation de l’interdépendance se réfère à la stratégie délibérée des acteurs - qu’ils soient étatiques ou privés - d'utiliser les dépendances mutuelles qui se développent dans des écosystèmes socio-économiques interconnectés comme levier d’influence et de pouvoir. Cette notion émane du constat que l’interdépendance dans les réseaux mondiaux, tels que le numérique, n’est pas intrinsèquement équilibrée. Au contraire, les dépendances qui en découlent sont souvent asymétriques et peuvent être exploitées par des acteurs puissants pour imposer leur volonté, contrôler l’accès à des ressources essentielles ou manipuler les comportements. Cette notion dépasse le contexte étatique et militaire pour englober une stratégie plus large et polyvalente, et peut prendre plusieurs formes, y compris la création de dépendances, la monopolisation des ressources clés ou le contrôle de points d’accès essentiels.

Alors que la notion de « militarisation de l’interdépendance » utilisée par des chercheurs tels que Henry Farrell et Abraham L. Newman16 se concentre principalement sur l’utilisation des dépendances mutuelles comme des armes dans des situations de conflit entre les États, l’instrumentalisation de l’interdépendance englobe une gamme plus large de tactiques et de scénarios. Ces tactiques peuvent inclure la création de dépendances unilatérales ou mutuelles, la monopolisation des ressources clés ou le contrôle de points d’accès essentiels, la manipulation de l’information, tout cela dans le but d’exercer une influence, de gagner en puissance ou de réaliser des bénéfices.

Ainsi, l’instrumentalisation de l’interdépendance reconnaît le rôle crucial des acteurs privés - en particulier des multinationales - qui, dans le monde moderne interconnecté, ont souvent le pouvoir d’influencer non seulement les marchés, mais aussi les politiques, les sociétés et les individus. Ces acteurs peuvent utiliser leurs positions au sein de réseaux d’interdépendance pour promouvoir leurs propres intérêts, modeler les comportements et les préférences, et façonner les règles du jeu à leur avantage.

De cet état d’inégalité des rapports de force émerge de nouvelles questions : est-il souhaitable que des infrastructures importantes pour notre mode de vie contemporain soient détenues et gérées par des multinationales sur lesquelles nous avons peu de contrôle ? Face aux risques de dépendance qui naissent de la mondialisation des échanges dans un contexte d’inégalité de pouvoirs, comment mieux protéger les sociétés humaines ? Faudra-t-il remettre en question ce mode de vie où le numérique tient une part importante ? Faudra-t-il plutôt travailler à mieux gérer les relations de dépendance et d’indépendance associées à l’activité numérique ? De ces nouvelles questions peut émerger une gestion des risques liés à la mondialisation, qui reposerait notamment sur une analyse des seuils de dépendance17 et un rééquilibrage des leviers de pouvoirs qui impliquerait une maîtrise des technologies et une réappropriation infrastructurelle.


  • 16. Henry Farrell et Abraham L. Newman, « Weaponized Interdependence : How Global Economic Networks Shape State Coercion », International Security, vol. 44, 2019, p. 42-79.
  • 17. Dans le cas spécifique des câbles sous-marins, il peut être utile de considérer les niveaux de dépendance d’un pays par rapport aux propriétaires de ces infrastructures. Pour reprendre l’exemple du continent africain, la situation de dépendance varie ainsi nettement d’un pays à un autre selon le nombre de câbles connectés, et la situation géographique du territoire (accès ou non au littoral). Mais à cela s’ajoutent de nombreux critères, tels que la capacité du pays à négocier ses propres atouts, à produire lui-même ses technologies, ou à mettre dans la balance la concurrence pour l’accès à son marché.
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