"Les crises favorisent grandement l'essor monopolistique des Big Tech"

Cet entretien est paru dans le journal belge l'Echo le 15 juin 2024.


Simon Brunfaut : Comment qualifier la menace politique que les Big Tech font peser sur nos démocraties ?

Ophélie Coelho : Nous sommes déjà dans des démocraties en souffrance. Et une entité privée, à partir du moment où elle concentre et exploite un pouvoir économique et politique, représente une puissance oligarchique qui est incompatible avec l’idée de démocratie. On peut d’ailleurs à ce sujet rappeler que Roosevelt, dans sa lutte contre les grands trusts de l’acier, du charbon, du pétrole ou des transports aux États-Unis, énonçait très justement que la démocratie était incompatible avec la concentration des pouvoirs privés.

Or, le contexte de dérégulation et d’affaiblissement de la politique antitrust américaine dès les années 1980 ont rendu possible la montée en puissance d’entités privées monopolistiques. En particulier pour les Big Tech, qui cumulent les caractéristiques de la multinationale, du monopole à fort impact sur les marchés, et celles d’un agent technique stratégique, central dans le mode de vie des sociétés contemporaines et représentant des atouts importants pour le secteur de la défense. Quand une entreprise concentre tant de leviers de puissance, elle devient un acteur en capacité de négocier avec les États.

SB : C'est pourquoi on peut parler de la mise en place d'un véritable "impérialisme", selon vous ?

OC : Leurs stratégies de territorialisation et l’expansionnisme qui repose sur des mécanismes d’assujettissement technologique et économique s’apparentent à un impérialisme privé, qui aujourd’hui avancent à pas de géants. Même les États-Unis peinent à réguler ces entités, avec un retour de la politique antitrust initié par les Démocrates, mais qui arrive certainement trop tard.

SB : Comment caractériser ces stratégies d’expansion territoriale ? À quelles logiques obéissent-elles ?

OC : Les Big Tech déploient des stratégies multidimensionnelles pour étendre leur emprise territoriale et renforcer leur pouvoir sur le long terme. Cela passe d’abord par l’accaparement des socles techniques opérationnels en fournissant les logiciels et services numériques omniprésents, créant ainsi une dépendance envers leurs solutions propriétaires.

Ensuite, elles investissent dans le contrôle des infrastructures numériques critiques comme les câbles sous-marins et les data centers dans différentes régions du monde, avec une redistribution catégorique de pouvoirs qui appartenaient, il y a encore une dizaine d’années, aux entreprises de télécommunication. Cela leur permet de disposer de levier de négociation à l’échelle territoriale et mondiale, qui prend encore une autre dimension si l’on considère l’interconnexion des réseaux terrestres aux constellations satellitaires.

SB : «L’Europe se trouve par sa géographie au centre des négociations en tant que carrefour des routes virtuelles où se rencontrent, en France, les câbles sous-marins en provenance d’Asie qui se concentrent à Marseille, et ceux atterrissant des côtes atlantiques à l’ouest», écrivez-vous. L'Europe est un enjeu territorial décisif pour les Gafam ?

OC : L’Europe a été un terrain particulièrement favorable à ce développement territorial, avec l’installation massive de centre de données construit par les leaders américains du marché — Equinix et DigitalRealty aux côtés des Big Tech — et l’accueil sur les littoraux des câbles appartenant aux grandes multinationales telles que Google et Meta.

En Europe, la formation des utilisateurs et professionnels aux outils numériques, via des programmes de certification proposés par les Gafam, des formations gratuites ou payantes et des partenariats avec les universités, les Pôles Emploi et les Chambres de Commerce et d’Industrie, façonnent une main-d’œuvre et une population de consommateurs dépendants de leurs interfaces et services. L’acceptation de l’intégration de leurs services dans les cursus scolaires et universitaires, pour des raisons budgétaires et souvent teintées d’une logique d’austérité appliquée aux services publics essentiels, participe à forger dès le plus jeune âge une génération de consommateurs captifs de leurs écosystèmes.

SB : Les Big Tech visent-elles d'autres territoires également ?

OC : Aujourd’hui, cette stratégie d’expansion se poursuit en Afrique de manière plus agressive encore. Les entreprises technologiques américaines ou chinoises investissent massivement dans les câbles sous-marins desservant le continent et dans le développement des réseaux terrestres, qui constituent le socle nécessaire à la captation de ces potentiels nouveaux marchés numériques. Elles construisent, en parallèle des méga centres de données européens, des centres de données dans certains pays africains qui ne sont pourtant pas toujours en capacité de fournir à leur population un accès à l’énergie. Les Big Tech créent ainsi de nouvelles formes de dépendances qui renforcent leur emprise sur les infrastructures critiques de télécommunications, et par extension de l’énergie, dans plusieurs pays africains. Le sujet énergétique n’est d’ailleurs pas à prendre à la légère, même en Europe, où la grille électrique de territoires accueillant de nouveaux centres de données se révèle a posteriori insuffisante pour répondre aux besoins de l’infrastructure dans des périodes particulièrement sensibles où les températures augmentent considérablement.

SB : Comment interprétez-vous les politiques publiques mises en place pour assurer la transformation numérique ? Sont-elles trop naïves et trop complaisantes à l'égard des Big Tech ?

OC : Cette expansion territoriale par le contrôle des infrastructures physiques s’accompagne d’un positionnement en tant que partenaires technologiques privilégiés des États et entreprises locales dans le cadre de la “transformation numérique” européenne, puis africaine. En fin de compte, le concept de “transformation numérique”, promu depuis une dizaine d’années par les politiques en faveur de la numérisation, devient le dispositif local d’un mouvement global, qui participe à une acceptation culturelle et idéologique d’une expansion technologique pilotée par les Big Tech. Les Big Tech bénéficient ainsi des politiques publiques favorisant leur expansion mondiale.

SB : La situation géopolitique actuelle, très instable, profite-t-elle aux Big Tech et encourage-t-elle leur développement monopolistique ?

OC : Oui, les moments de crises favorisent grandement l'essor monopolistique des Big Tech. De manière générale, les guerres sont des périodes qui favorisent l’émergence de technologies liées à l’information et au militaire, les deux étant interdépendants. À titre d’exemple, le nucléaire comme l’informatique ont largement bénéficié du financement massif des États en temps de guerre. Par ailleurs, la position monopolistique d’une Big Tech peut-être instrumentalisée par son État d’origine, ce qui fait d’elle un acteur protégé des potentielles agressions extérieures.

SB : Si l’Europe ne devenait pas une superpuissance technologique, pourrait-elle se retrouver colonisée en matière numérique ?

OC : Il y a des solutions très concrètes à apporter à la situation actuelle. Cinq piliers me paraissent essentiels. Le premier consiste à établir une cartographie des dépendances, des forces et des faiblesses de l’Europe, en réalisant des audits des différents outils numériques utilisés dans les administrations et les entreprises. Le second pilier concerne la puissance réglementaire, un renforcement des politiques anti-monopolistiques. Mais cela nécessite, concrètement, d’apporter des moyens de négociation et de contrôle au régulateur, moyens dont il ne dispose pas aujourd’hui. Troisième pilier: une stratégie industrielle européenne ciblée, afin d’être en mesure de proposer à nos organisations des alternatives de remplacement des composants techniques lorsque la Big Tech ne respecte pas ses engagements. C’est le meilleur levier de négociation que nous puissions avoir, et contrairement à d’autres pays du monde, nous avons largement les capacités de le faire. Nous disposons d'acteurs techniques compétents, et c’est bien souvent le politique qui accuse un retard sur l’analyse et l’action.

Le quatrième pilier doit encourager les États à conserver la maîtrise de leurs infrastructures critiques, et cesser de privatiser ce qui constitue de fait des objets de bien commun, ou devant être considéré comme tel. Il y a ainsi des domaines qui doivent être sanctuarisés et ne pas dépendre de la logique du marché. Enfin, un cinquième pilier serait de modifier l’appréhension des techniques dans l’enseignement général et professionnel. Ce qui pouvait encore hier être considéré comme le pré carré de spécialistes doit aujourd’hui être acquis comme une culture générale utile à tout citoyen.