L'instrumentalisation de l'interdépendance à l'ère des Big tech

Ce texte est extrait de la quatrième partie du livre Géopolitique du numérique - L'impérialisme à pas de géants (Les Éditions de l'atelier, 2023).

Citation : O. Coelho. Géopolitique du numérique - L'impérialisme à pas de géants, Les Éditions de l'atelier, 2023, p.209-213.


La mise en réseau du monde fait l’objet de visions politiques qui s’affrontent et qui marquent profondément le développement de l’activité numérique. L’image du « village global » qui l’emporte dans les années 1970 s’aligne progressivement au cadre de pensée libéral américain, porté par une nouvelle élite autoproclamée composée d’hommes d’affaires, de journalistes, d’universitaires et de consultants, qui se rêvent pionniers d’une nouvelle frontière, celle des mondes virtuels. Parmi ces groupes qui naissent sous l’administration néolibérale de Reagan, le Global Business Network créé à San Francisco en 1987 par Peter Schwartz, Stewart Brand, Jay Ogilvy, Napier Collyns et Lawrence Wilkinson était à la fois un cercle de réflexion et un cabinet de conseil qui proposait de déployer de nouveaux outils méthodologiques au sein des entreprises surfant sur la vague de la Nouvelle économie. Leur cadre de pensée reposait sur la doctrine du marché libre, utilisant l’utopie d’un monde numérique sans frontières1 comme outil idéologique. Ainsi, le développement d’« Internet » s’inscrit dans la croyance en une interdépendance par nature des réseaux et acteurs techniques. Suivant ce raisonnement, l’écosystème des acteurs du numérique reposerait sur un équilibre naturel des rapports de force, renouvelant le mythe de la « main invisible2 ».

Dans un monde où tous les acteurs étatiques et privés disposeraient des mêmes moyens d’action et des mêmes ressources, les dépendances conjointes pourraient en effet garantir un équilibre des forces. Mais cet équilibre est très loin de la réalité du terrain, faite d’écosystèmes déséquilibrés où les plus puissants concentrent les pouvoirs. Cet idéal d’équilibre naturel n’est qu’un élément du storytelling qui accompagne le développement de la société globale au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors que les dépendances économiques et industrielles de l’Europe vis-à-vis de l’« ami » américain s’accentuent. Au contraire, ces dépendances deviennent des moyens de pression pour les acteurs les mieux positionnés sur l’échiquier géopolitique.

De même, la réalité technique des réseaux internet ne présume en rien d’une interdépendance mondiale : un « interconnected network3 » n’a ni plus ni moins pour périmètre qu’un groupe défini de réseaux interconnectés, qui peuvent être ceux d’un territoire local, régional, national, lié ou non aux pays frontaliers et aux autres continents. L’interdépendance de l’écosystème numérique contemporain se fonde bien souvent sur les dépendances aux services, c’est-à-dire aux logiciels, et sur les données, quand ceux-ci sont localisés sur un autre territoire.

Ainsi, dans un scénario fictif, si un pays conserve sur son territoire les logiciels et les données nécessaires à son activité numérique, il peut tout à fait décider de couper sa connexion aux câbles transfrontaliers ou sous-marins dédiés aux réseaux internet sans pour autant priver sa population de services numériques en ligne. Simplement, cette activité numérique ne sera pas partagée avec les réseaux déconnectés. Par ailleurs, suivant ce même raisonnement, un pays qui ne souhaite pas se déconnecter du reste du monde mais déterminer un périmètre de « coexistence numérique » – en acceptant par exemple l’utilisation de services numériques ludiques ou médias sociaux présents sur un autre continent ou transitant par un pays voisin – peut choisir d’ouvrir l’accès à son réseau à certains services uniquement. La limitation d’accès peut alors se faire à plusieurs niveaux : le plus radical serait un « débranchement » physique au niveau du câble ou d’un point de connexion au réseau, qui couperait l’accès à l’ensemble des services et communication passant par ces routes, ou une coupure d’accès logicielle.

C’est une réalité dans certains pays régulièrement soumis à la censure. Aujourd’hui, les actions relatives à la déconnexion des réseaux internet, par l’infrastructure ou par les services, sont généralement effectuées par les États pour restreindre l’accès à l’information pour toute ou partie de sa population. Il existe dans le monde de nombreux cas de déconnexion intentionnelle des réseaux et services : le collectif #Keepiton en compte pas moins de 182 recensés dans 34 pays4 en 2021, en grande majorité en Inde (106 coupures). La Chine est le pays qui a le plus institutionnalisé ces méthodes5 : le Great Firewall dont les bases ont été créées en 1998 est un ensemble de techniques de filtrage d’informations telles que le blocage d’accès aux adresses IP, l’« empoisonnement » DNS, l’inspection et le filtrage des paquets, le filtrage des URL, le blocage des VPN utilisés pour contourner le pare-feu, etc. Plus que des règles de coexistence numérique, la politique numérique chinoise contemporaine est une continuité des méthodes de censures et de contrôle de l’information qui étaient déjà en cours sur des médias tels que la presse ou la radio.

Il y a donc une plasticité formelle des réseaux internet, qui conduit à déconstruire l’idéal du « village global » présenté comme un monde sans frontières, et à reconnaître au contraire la réalité tangible des routes créées, contrôlées et maintenues par des gardes-frontières, avec ses passeurs, ses pirates, ses douaniers et ses territoires, qui font tout le sujet de la géopolitique du numérique. Cette plasticité des réseaux internet et de ses frontières est un cadre qui permet de penser des notions rattachées aujourd’hui à l’écosystème mais qui sont avant tout des constructions sémantiques et intellectuelles profondément politiques, telle que la « souveraineté numérique » ou le « splinternet ».

Partant, l’interdépendance n’est plus une composante intrinsèque mais un scénario possible qui se fait le reflet du contexte historique et géopolitique. Et dans ce processus, les frontières de l’écosystème numérique se dressent finalement en miroir des événements politiques et géopolitiques. Le contexte d’interdépendance, par l’intermédiaire des relations fondées sur la dépendance, est alors utilisé pour surveiller, contrôler ou nuire aux ennemis comme aux alliés. La guerre froide concentre sur un demi-siècle ce moment de transformation des rapports de force où les leviers de puissance fondés sur les dépendances instituent et banalisent de nouvelles méthodes pour faire la guerre en évitant un conflit armé6. Farrell et Newman qualifient cette utilisation des dépendances comme leviers de puissance de « militarisation de l’interdépendance7 ».

Ces réflexions nous permettent d’introduire une notion plus large, celle d’« instrumentalisation de l’interdépendance » comme technique d’influence des écosystèmes d’acteurs économiques et sociaux. Sur le terrain, l’instrumentalisation de l’interdépendance se caractérise par des stratégies de mise en dépendance, ou stratégies d’assujettissement, menées par des États comme par des entreprises.

Dans cette partie, nous proposons de revenir sur les fondamentaux de la géopolitique du numérique. Cet ouvrage s’inscrit plus particulièrement dans une analyse de l’acteur privé, le producteur de technologie, déjà identifié comme une mutation géopolitique inédite8. Nous proposons ensuite de revenir sur les limites des pouvoirs juridiques et politiques dans le cadre international et le droit du numérique actuel. Enfin, le dernier chapitre de cet ouvrage propose des pistes de réflexion pour une meilleure gestion des dépendances.

 


1 La vision du cyberespace détachée des limites physiques est notamment présentée par John Perry Barlow dans sa célèbre « Déclaration d’indépendance du cyberespace » (1996) mais aussi dans un texte moins connu, « Jack in, Young pioneer ! » (1994), où l’auteur définit le cyberespace comme « une région de l’esprit plutôt que de la géographie, qui est à la fois partout et nulle part. Il n’y a pas de frontières nationales. Les seules frontières significatives sont celles que l’on franchit en saisissant un mot de passe. L’emplacement de ces systèmes est sans importance. ».

2 Adam Smith, La Richesse des nations, Londres, W. Strahan and T. Cadell, 1776.

3 Le terme « internet » à partir de l’association des mots anglais « interconnected network » (« réseau interconnecté »), qui à l’époque de sa création donnait également le terme d’usage « internetting ». La corrélation avec l’internationalisation des services numériques est une évolution du média.

4 Marianne Díaz Hernández, Rafael Nunes, Felicia Anthonio, Sage Cheng, « The return of digital authoritarianism – Internet shutdowns in 2021 », Access Now, no 12, avril 2022.

5 Ophélie Coelho, « Indépendance numérique : que nous apprend la Chine ? », Institut Rousseau, 2021.

6 Thomas J. Wright, All Measures Short of War : The Contest for the Twenty-First Century and the Future of American Power, New Haven, Yale University Press, 2017.

7 Henry Farrell et Abraham L. Newman, « Weaponized Interdependence : How Global Economic Networks Shape State Coercion », International Security, vol. 44, 2019, p. 42-79.

8 Amaël Cattaruzza, « Vers une géopolitique numérique », Constructif, vol. 60, no 3, 2021, p. 46-50 : « S’il est un caractère inédit dans ces mutations géopolitiques engendrées par la numérisation de nos sociétés, c’est probablement l’émergence de nouveaux acteurs privés dont la puissance économique et politique peut être comparée à certains États. »

L'instrumentalisation de l'interdépendance à l'ère des Big tech